Bruno
Les plans de
Toutefois, depuis plus d’un mois, j’avais repéré la prochaine pleine lune au calendrier qui, selon nos plans, arrivait à un jour près de la traversée qui nous amènerait à Barbuda ou à Antigua. J’avais tranquillement commencé à vendre à l’équipage l’idée d’une navigation de nuit à la pleine lune. Il en serait beaucoup plus facile pour les enfants qui pourraient tranquillement dormir alors que j’assurerais à la barre la majeure partie de la nuit, pour ne laisser que quelques heures à Nathalie au petit matin. Or, la veille du départ, le 30 avril, une sympathique rencontre avec l’équipage du voilier Dalaï, une petite famille de vrais navigateurs que nous avions rencontrés lors de notre première semaine à Antigua, est venue confirmer l’option d’une traversée de nuit. Bruno (lui-aussi), Carmen et Aladin nous ont raconté combien il était facile et agréable de naviguer à la belle étoile, et encore mieux à la pleine lune. Leur plan était de quitter le soir même St-Barth pour Antigua alors que le notre prévoyait un départ au petit matin du lendemain. À peine revenu à bord de Lucky Lady, l’affaire était réglée, nous partions le soir même pour Antigua. J’aurais bien proposé à Dalaï une traversée en duo, mais avec ses
Durant l’après-midi nous faisons un saut de puce à la baie de Colombier. Le temps d’une petite baignade, de préparer l’intérieur du bateau, de monter l’annexe et de faire une petite sieste. 18h00, l’eau des pâtes boue à gros bouillons. 18h30, l’ancre a repris sa place sur le davier et nous nous lançons. Nous prendrons le souper en route, sous le vent de St-Barth.
Météo France annonce des vents Est-Sud-Est de 10 à 15 nœuds, localement à 20 nœuds, avec grains isolés pouvant atteindre 35 nœuds. Une mer modérée en Caraïbes, et agitée en Atlantique et dans les passages avec des creux de 1,5 à
À peine sortie de la protection de St-Barth, le vent qui souffle déjà à 15 nœuds s’établit plus bas que prévu, autour du Sud-Est. Par contre le ciel est magnifique. La lune, qui est pratiquement pleine, éclaire la mer de tous ses feux. On se croirait presque en plein jour, tellement la visibilité est bonne. Nous sommes tous excités et emballés par l’expérience. Entre 21h00 et 22h30, quelques petites averses viennent traverser le ciel, mais rien de vraiment sérieux. Les enfants dorment déjà depuis un bon moment sur le lit que nous avons aménagé dans le carré central où il est plus facile d’allez et venir que dans les cabines arrières. 23h00, Nathalie se décide à les rejoindre pour une nuit qui s’annonce presque parfaite…
23h45, Nathalie sort dehors et me lance d’une petite voix légèrement étranglée par la peur, «Mais qu’est-ce qui se passe ??? De l’intérieur, on a l’impression que la bateau va se briser à chaque fois que nous franchissons une vague.» Je me rappelle alors que la peur est contagieuse. Et que la simple question de Nathalie sème en moi un doute qui me saisi au ventre. Aurais-je mal évalué la situation ? Je réponds d’une voie que j’essais de garder la plus rassurante possible que tout va bien même si la mer est plus difficile que prévu. Pour diminuer un peu la gite, je prends un deuxième ris dans la grand-voile, mais la mer nous envoie des vagues décousues et très abruptes qui continuent de nous frapper durement.
24h00, la nuit se referme sur nous. La lune n’arrive plus à percer l’épaisse masse nuageuse qui a maintenant complètement recouverte le ciel. Le vent continu de fraîchir et la mer de grossir. Une vague sur dix est remplie d’écume et déferle lourdement sur le franc-bord du bateau. Malgré le dodger, le bimini et les imperméables, nous sommes trempés jusqu’aux os. Nous avons tous les deux attachés nos harnais de sécurité au cockpit et Nathalie, silencieuse, affiche un regard qui n’annonce rien de bon. On associe généralement le mal de mer à 5 conditions gagnantes qu’on appelle les 5F : la faim, la fatigue, le froid, la frousse et le fuel. Nathalie est victime de la fatigue mais surtout de la frousse. Une fois les pâtes du souper péniblement rendu à la mer, Nathalie s’accroche tant bien que mal à la table du cockpit pour une autre heure de brasse camarade.
01h00, la mer monte encore d’un cran. Cette fois le bateau ne porte plus qu’un demi-foc et une grande voile doublement arrisée à peine bordée. Nous avançons maintenant péniblement à 3 nœuds à cause des vagues. La peur commence à se frayer un chemin en moi. Du cockpit, je peux voir les enfants qui dorment entrelacés à l’intérieur et qui se font bousculés à chaque fois que le bateau retombe d’une vague un peu trop abrupte. J’ai le cœur qui me serre dans la poitrine. Je supplie le ciel pour qu’ils ne se réveillent pas. Ils seraient certainement malades eux-aussi. J’ai peur d’entrevoir une fatalité de fin de parcours. De celles qui arrivent quand on a poussé sa chance un peu trop loin pas excès de confiance.
01h30, j’annonce à Nathalie que nous n’allons plus à Antigua mais plutôt à Nevis. J’ai moi-aussi les entrailles qui veulent me sortir du corps. La fatigue, le froid et la frousse commencent à avoir raison de moi. Mon cerveau tourne à cent milles à l’heure en multifonction. Une partie essaie de contrôler le bateau, une autre de rassurer Nathalie et une autre s’occupe de contenir ma propre peur. Une petite voix intérieure rationnelle essaie tant bien que mal de me rappeler quelques phrases appropriées à la situation : «Les limites du bateau sont bien supérieures à celles de la majorité des navigateurs de plaisance», «Le plus grand danger pour un voilier ce n’est pas la mer, mais la terre». «Dans la tourmente, ne vous fiez pas à la fausse impression de sécurité que vous procure cette bonne vieille terre». J’ai bien dû ressortir à vingt reprises la carte de Nevis, mais dans les conditions de la mer, toutes les approches m’apparaissaient risquées. Après une autre heure à jongler avec les options possibles et à m’ordonner de ne pas succomber au mal de mer, j’explique à Nathalie ma décision de continuer la route vers Antigua. C’est qu’un très large banc de haut-fond borde la côte Sud de Nevis et j’ai peur que les vagues très grosses et abruptes que nous connaissons maintenant ne s’y retrouvent encore plus grosses et déferlantes. Et de toute manière, il nous restait encore 3 heures pour espérer se mettre à l’abri de Nevis, alors autant les faires en direction d’Antigua.
03h00, le vent continu de souffler de plus belle et je n’ai jamais trouvé Lucky Lady aussi petit et fragile. J’ai l’impression que la mer est en train de faire une bouchée de nous. Je démarre le moteur, j’enroule ce qu’il reste de génois et ne conserve que la grande voile arrisée. Nathalie est couchée en petite boule depuis une bonne heure à côté de moi et les enfants dorment toujours miraculeusement (et un peu aidés par l’effet des Gravol). J’ai le cœur qui s’accroche aux parois de ma gorge, les yeux qui brûlent à cause du sel et de la fatigue et j’ai les rotules que sautillent de froid et de peur. J’explique à Nathalie qu’il est impératif que je ferme les yeux quelques minutes le temps de retrouver mes esprits. Croyez-le ou non, j’ai réussi à dormir 10 minutes assis dans le cockpit au grand vent et aux coups d’embrun alors que le bateau cognait presque à chaque vague et que le pilote automatique me remplaçait à la barre. 10 petites minutes qui ont été pour Nathalie très éprouvantes, mais qui furent miraculeuses pour moi. En me réveillant, le courage avait repris possession de mon corps et Nathalie a pu se remettre à l’horizontal près de moi et somnoler un autre deux heures.
06h30, les enfants se réveillent reposés et étonnés de constater à quel point cette fois-ci la traversée a passé vite…«wow, il ne reste que 25 milles!»
Nous arrivons finalement à destination à 13h00 le 1er mai, après 18,5 heures de navigation. Nous sommes littéralement épuisés, un peu à cause de la nuit blanche, mais surtout à cause de la peur que nous avons combattue. Le bateau est un foutoir total. Pratiquement tout le contenu des espaces de rangement ouverts de chaque pièce du bateau s’est retrouvé au sol.
Nous nous sommes réveillés à 19h00, le corps lourd comme si nous avions eu à affronter durant 20 rounds un adversaire plus fort que nous. Nathalie me dit alors : «je crois que je n’ai plus envie d’aller à Barduba…»
J’avais très hâte de revoir l’équipage de Dalaï pour connaître leurs impressions de la même nuit de navigation. Nous les avons retrouvés quelques jours plus tard à Falmouth Harbour. Bruno, fort de ses très nombreuses années d’expérience comme skipper professionnel en mer m’a confié que la nuit avait été mouvementée pour lui aussi. La force du vent l’ayant obligée à prendre plusieurs ris durant la traversée. Il m’a aussi expliqué que c’était souvent le cas au vent de Nevis et St-Kitts, d’avoir à faire face à une mer difficile, et encore plus en naviguant au près.
C’est à croire qu’en mer, la seule façon de repousser ses limites, c’est d’avoir à les affronter à la dure. Une amie nous écrivait récemment : «Ce que tu fuis, te suit; ce à quoi tu fais face, s’efface.» Avons-nous réussi à effacer toutes les réticences que nous avions à naviguer de nuit? Certainement pas. Mais aujourd’hui, en naviguant au près dans une mer formée avec des vents qui atteignaient 25 nœuds, j’ai aperçu dans notre jeune équipage une confiance et une solidité que je n’avais encore jamais vu.
2 commentaires:
Capitaine, je crois que vous devriez censurer vos propos. Katou ne veut plus aller de voile avec nous. Not good !!!!! Cependant, j'ai bien aimé ce petit récit rempli plein de revirements. Moi qui se stress avec l'entrée de deep bay quand on navigue de nuit, j'ai encore bien des croutes a manger.
Profitez pleinement des ces derniers moments magiques
Bruno
D'accord avec le matelot d'en haut capitaine. T'aurais du intitule ton texte "C'est ainsi que l'on obtient ses gallons".
Facile a dire pour nous... bon courage a toute l'equipe!
On a bien hate de tout vous voir.
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